Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

Florie Varitille – Discours inaugural de soutenance de thèse

Florie Varitille, qui a soutenu sa thèse de doctorat le 1er octobre à l’université Paris 1-Panthéon Sorbonne (cotutelle avec l’université de Savoie-Mont Blanc), a très aimablement accepté de nous communiquer le texte de son discours introductif, pour publication. Nous l’en remercions vivement.

Discours de soutenance – Florie Varitille

« D’une domination à l’autre. Pouvoirs, écrits et communautés urbaines 

(Provence orientale, fin xiie– milieu xvesiècle) »

1eroctobre 2022

Madame la présidente,

Madame et messieurs les membres du jury,

C’est un honneur de soutenir devant vous ma thèse de doctorat, consacrée à la Provence orientale dans les derniers siècles du Moyen Âge. 

Je vous remercie de l’intérêt que vous avez porté à ce travail en acceptant de prendre part à son évaluation. 

Ma reconnaissance va également àmes directeurs de recherche qui m’ont accompagnée entre Paris, Chambéry et Nice. 

Enfin, je tiens à témoigner ma gratitude envers celles et ceux qui m’ont soutenue, collègues, amis et famille, qu’ils soient présents ou non aujourd’hui.  

Résumé de la thèse

Le travail que je viens défendre devant vous s’intitule « D’une domination à l’autre. Pouvoirs, écrits et communautés urbaines en Provence orientale, de la fin xiieau milieu xve siècle) ». Il m’a guidée dans des directions très diverses, sur les chemins de l’histoire urbaine, des études sur l’écrit médiéval ou encore vers celles de la construction étatique. Il nous emmène en Provence orientale, entre Nice et Barcelonnette, vers un territoire dominé par différentes tutelles entre le XIIeet le XVe siècle. Ville provençale dotée d’un consulat, Nice connaît d’abord une influence génoise très forte, dans la seconde moitié du XIIe siècle. Au début du siècle suivant, les comtes et comtesses de Provence réaffirment leur domination et rétablissent fermement leur autorité sur la région. De la tutelle des Angevins, maîtres de la Provence, le territoire passe aux mains du comte Amédée VII de Savoie, entre 1385 et 1388, à l’issue de la guerre civile de l’Union d’Aix. Ma recherche se concentre en priorité sur ces deux dernières tutelles : celle Angevins de Provence, aux XIIIeet XIVesiècles, puis celle des Savoyards, jusqu’au milieu du XVesiècle.

En réalité, si aujourd’hui ma recherche peut être résumée par ces quelques phrases, son élaboration fut bien plus longue. 

Cette thèse commence par une volonté de changement. Après avoir étudié en master le gouvernement d’une communauté urbaine du comté de Provence, Digne, sous la direction d’Olivier Mattéoni, j’en étais arrivée à une conclusion : je n’aspirais plus à faire de monographie. Toutefois, mes directeurs me firent l’honneur de me proposer un nouvel objet d’étude, Nice, soit une nouvelle ville, et donc une nouvelle monographie. L’écart fut grand entre mon souhait de changer de perspective de recherche et les possibilités offertes, mais je dois le reconnaître aujourd’hui, heureux. Je me suis attelée à la tâche, transposant les connaissances acquises en histoire urbaine lors de mon master pour traiter ce sujet. 

À l’étude d’une ville s’adjoignait une date : 1388. Le 28 septembre de cette année, les représentants niçois, appelés syndics, négocient une convention avec le comte de Savoie Amédée VII, présent sous les murs de la ville avec son armée. Cet événement est chargé, encore de nos jours, d’une portée mémorielle très forte, au service d’un régionalisme local. Discours historiques et politiques d’hier, en germes dès le XVIIesiècle, et plaques commémoratives d’aujourd’hui relisent l’événement comme une « dédition ». Cette interprétation préfère donner à la conquête militaire l’illusion d’un choix volontaire des Niçois en faveur de la tutelle du comte de Savoie.

Une ville, une date, le tout teinté d’une historiographie locale très forte : tel fut le point de départ de cette recherche qui pourtant, à l’issue de ces années de travail, s’en détache distinctement. 

La réponse à cette double impasse, l’enfermement dans une monographie d’une part et dans un événement fondateur de l’identité niçoise de l’autre, vint des archives. Ou plutôt d’une absence. Alors que la plupart des grandes villes provençales conservent des séries de délibérations et de comptabilité communales, les archives niçoises en sont presque vides. L’enjeu était donc de taille : réaliser la monographie d’une ville… avec une documentation urbaine limitée. Mon regard s’est alors porté sur les éléments restants de ce fonds :  

  • Tout d’abord, les Niçois ont veillé à la conservation de leurs privilèges. J’ai donc procédé à une mise en série des chartes, lettres patentes et missives, établies par les princes et princesses et par leurs officiers centraux. J’ai également envisagé les cartulaires, compilations d’actes en majorité de nature princière. J’ai enfin analysé les pièces produites par les notaires pour le gouvernement urbain, généralement des instruments publics établis sous l’égide des officiers locaux et confirmant des privilèges antérieurs.
  • Une fois ce fonds dépouillé aux archives communales de Nice, je me suis tournée vers la documentation conservée aux archives départementales des Bouches-du-Rhône, des Alpes-Maritimes et de l’Archivio di Stato de Turin. J’ai analysé à la fois les écrits produits par les officiers exerçant dans ce territoire de la Provence orientale et ceux établis par les membres des institutions centrales, et notamment des Chambres des comptes d’Aix et de Chambéry. 

Cette documentation princière m’offrait la possibilité de dépasser les murs de la cité niçoise et d’analyser un nouvel ensemble géographique, cohérent politiquement : celui conquis entre 1385 et 1388 par le comte Amédée VII de Savoie. Ne pouvant étudier la totalité des communautés de cette Provence orientale, j’ai choisi de me concentrer sur les chefs-lieux des circonscriptions princières : Nice, Sospel, Puget-Théniers et Barcelonnette. Mes premiers pas en thèse et son poids documentaire expliquent la surreprésentation de Nice dans mon étude. Cette caractéristique est accentuée par son statut de ville de premier ordre dans le comté angevin de Provence puis par son élévation au rang de capitale régionale sous la tutelle savoyarde. Les autres communautés sont quant à elles mentionnées comme autant de pistes de comparaison. 

            J’en arrivais donc à un cadre spatial et chronologique cohérent, doté de grandes scansions politiques. 

Dans ce travail de recherche, une question revenait sans cesse : comment les médiévaux ont vécu, et géré, cette discontinuité politique ?Cette première question devait être prolongée de celle de la temporalité : Quelles sont les réactions des femmes et des hommes au moment du changement de tutelle ? Quelles sont les adaptations observables sur la durée ? Dès lors, j’ai envisagé les différents protagonistesde cette histoire : les institutions fondées à gouverner l’ensemble ou une partie de la Provence orientale, les hommes qui les composaient ou encore les personnes qui en étaient exclues. Je résumerai mes apports sous trois aspects : en premier lieu, celui d’une histoire politique à contre-courant de l’historiographie locale ; ensuite celui de l’écriture de la domination, dans une perspective d’histoire documentaire des institutions avant d’en arriver aux gouvernés et à une « histoire par le bas ».

Les résultats

La chronologie et la question de l’autonomie

Ma première démarche a été de déconstruire les événements de l’histoire de la Provence orientale en me détachant de l’historiographie niçoise. J’ai notamment démontré que l’image d’une cité autonome correspond à une lecture régionaliste trompeuse.

  1. En premier lieu, selon cette vision locale, la période consularo-podestarile de la fin du XIIeet du début du XIIIesiècle serait caractérisée par la grande liberté du consulat niçois. Une nouvelle analyse de la documentation m’a permis de mettre en évidence une domination jusqu’alors occultée : celle de Gênes qui exerce, outre une influence économique, une tutelle politique, grâce à des podestats et à un puissant parti pro-génois, à la tête de la cité. Ce contrôle s’estompe, lorsqu’en 1229-1230, le comte de Provence, Raymond Bérenger V, rétablit son autorité et sanctionne la fin du consulat niçois.
  2. J’ai également réinterrogé cette confiance dans l’autonomie niçoise, pour la période de domination provençale. J’ai démontré qu’au contraire, l’ensemble de la Provence orientale était parfaitement intégré à la principauté, soumis aux mêmes lois et aux mêmes institutions centrales et locales. À partir du milieu du XIVesiècle, cette incorporation est en outre colorée d’une teinte politique. Dans un processus classique des Etats princiers en construction, les représentants des communautés participent aux assemblées représentatives des états, convoquées à l’échelle du comté ou au niveau des circonscriptions locales. 
  3. Enfin, en complément de la déconstruction du mythe de la « dédition » de 1388, j’ai tenu à replacer la conquête savoyarde dans la durée. J’ai démontré qu’elle était la continuation des empiètements déjà opérés par les Savoyards en Piémont angevin, dans la seconde moitié du XIVesiècle. En lui-même, l’établissement de cette domination ne peut être limité à la seule date de 1388. En premier lieu, dès 1385, les Savoyards contrôlent plusieurs communautés du nord de la Provence orientale. De plus, il faut attendre 1391 pour que le comte de Savoie reçoive l’hommage et le serment de fidélité de ses nouveaux sujets. Enfin, au XVesiècle, la question de l’autonomie du territoire renvoie au mode de fonctionnement de l’Etat savoyard. En effet, à l’image de la Savoie ou du Piémont, la Provence orientale est dotée d’institutions propres au niveau régional. L’autonomie ne relève donc pas d’une spécificité locale mais est bien un phénomène classique au sein de la nouvelle structure étatique. 

L’écriture de la domination

            Ce canevas chronologique posé, j’ai choisi d’analyser le discours des pouvoirs sur leur domination. Dans une perspective d’histoire documentaire des institutions, j’ai cherché à comparer les modalités de gouvernement et les pratiques d’écriture de deux États, celui des Angevins et celui des Savoyards. 

  • Notons tout d’abord que ces deux structures sont de nature très différente : d’une part une royauté, celle des Angevins qui dirigent la Provence depuis Naples ; et d’autre part une principauté, celle de la Savoie. Ces deux États ont en commun de contrôler des espaces très hétérogènes de part et d’autre des Alpes. Grâce à une approche comparatiste, j’ai mis en évidence des pratiques similaires d’appropriation du territoire. Par l’élévation de forteresses, par les séjours et les entrées princières ou encore par la circulation des officiers, les dominants rappellent la relation de pouvoir aux gouvernés. Dans le contexte de construction des États dans les derniers siècles du Moyen Âge, ces deux dynasties apportent une réponse commune à la diversité de leurs territoires. Dans le comté angevin de Provence d’une part et en Provence savoyarde d’autre part, les princes et princesses s’appuient sur un gouvernement de type régional, avec des administrationsrelativement autonomes des cours de Naples et de Chambéry. 
  • La discontinuité politique m’a permis de mettre en exergue les transferts d’une domination à l’autre, mécanismes classiques des territoires de frontière. Dès leur arrivée en Provence orientale, les princes et princesses de Savoie reprennent à leur compte le modèle administratifet les circonscriptions angevines. De plus, afin d’assurer leur autorité, ils s’appuient sur des hommes, officiers princiers ou notables urbains, pour la plupart déjà en place. Continuité des structures et permanence des hommes sont complétées par des transferts d’actes ou de pratiques d’écritures d’une domination à l’autre. Dans le domaine juridique, les officiers savoyards recourent aux cartulaires provençaux renfermant les libertés locales, afin de fonder leurs relations avec les communautés nouvellement soumises. Ils bénéficient également des connaissances inscrites dans les anciens comptes et copies d’enquêtes établies par leurs homologues provençaux. Enfin, des modèles documentairessont transmis d’une tutelle à l’autre. Durant les premiers temps du contrôle savoyard, les clavaires de Provence orientale – soit des trésoriers princiers locaux – présentent leur bilan à la Chambre des comptes de Chambéry, en continuant à suivre le modèle d’écriture établi par les Angevins de Provence. Dans les années 1420, ils adoptent le modèle comptable savoyard, reflet d’un contrôle renforcé de l’État savoyard sur ce territoire. L’écrit se fait révélateur des évolutions politiques.

À l’image des autres États princiers, ces deux structures font reposer leur construction sur l’écrit et sur les hommes, au-delà des changements de tutelle. Ils savent également s’appuyer sur les conseils urbains, notamment niçois, comme relais de leur autorité. De manière commune, ces acteurs produisent un ensemble de discours sur leur propre gouvernement.

Les gouvernés : une réponse à la gestion de la discontinuité politique ?

Au-delà de cette affirmation discursive de la domination princière et communale, j’ai été attentive à l’écho de la voix des gouvernés. Grâce cette approche, j’ai analysé la manière dont les membres des communautés dialoguent avec les différents pouvoirs princiers. 

  • Je me suis premièrement attachée aux pratiques institutionnelles de la négociation. Par voie de pétitions et de requêtes, les gouvernés infléchissent des dispositions générales, légales ou fiscales, par des arguments locaux. Au-delà de la mise en scène ritualisée d’un dialogue entre le prince et ses sujets, leur présentation est un véritable temps de négociation et de concession. Les gouvernés savent également user du périmètre des assemblées pour infléchir le rapport de domination. Les hommes ont recours à ce rouage administratif pour discuter les décisions centrales, dans une stratégie d’évitement voire de contestation. Ainsi, les impositions votées par les assemblées représentatives des trois états peuvent être rejetées de manière légitime lors d’une réunion des habitants. Ce refus ne permet généralement pas d’échapper à la contribution fiscale, mais de discuter son montant à la baisse. 
  • Dans cette étude des négociations par voie institutionnelle, apparaissaient en filigrane des groupes qui n’ont pas laissé de fonds documentaire. En effet, par leur capacité à conserver des archives, les officiers princiers et les élus communaux éclipsent tout autre collectif dont la légitimité n’estpas fondée sur l’écrit. J’ai démontré l’existence de véritables assemblées, reconnues par les pouvoirs princiers, alors que le gouvernement urbain leur niait toute capacité d’action. Ces groupes, dont les contours sont difficiles à dessiner, ont fait établir de manière ponctuelle des documents instrumentés par notaire et ont nommé des représentants pour se rendre en ambassade auprès du prince. Ils constituent un contrepied à une lecture classique qui ferait des pouvoirs princiers et urbains les seuls acteurs de l’administration de la cité. 
  • J’ai enfin cherché à comprendre le rôle que joue la reconnaissance de la légalité des actions des gouvernés dans leur traitement documentaire. Comment une assemblée d’habitants peut-elle voir sa légitimité entérinée ou invalidée par les pouvoirs en place ? Comment fait-elle son entrée dans la documentation ou est-elle frappée d’oubli ? Grâce à un dialogue avec les sciences sociales, j’ai esquissé une « histoire par le bas », au sens d’une étude des mouvements délégitimés par les dominants. Au rang des actes individuels définis comme illégaux, le panel s’étend de l’insubordination ordinaire à la trahison, caractéristique des changements de tutelle. Parmi les actes collectifs, la révolte en constitue un des plus répréhensibles. A titre d’exemple, l’insurrection niçoise de 1435 à 1438 traduit l’opposition des gouvernés à la domination, incarnée tant par les officiers princiers que par le gouvernement urbain. Pourtant, en complément des poursuites judiciaires envers les rebelles, le prince de Savoie sanctionne la ville dans son ensemble, en la privant de ses droits et privilèges. La communauté paye ici le tribut de l’action de quelques-uns de ses membres. 

            Entre les écrits et les discours des dominants et la capacité d’action des gouvernés, il me semble qu’il serait fructueux d’approfondir cette recherche par une attention nouvelle aux hommes. La légèreté des archives communales et l’absence d’archives notariales nécessitent un relevé minutieux des attestations d’individus, étude que j’ai commencée à esquisser par la réalisation d’une base de données, mais qui demanderait une enquête à part entière. Grâce à ma participation à la base de données Prosopange, consacrée aux officiers angevins, j’ai eu la possibilité de suivre le parcours d’hommes au-delà de la Provence orientale et de connaître leur carrière. Mon regard se limitant ce territoire, j’ai décidé de soumettre des listes d’officiers aux professeurs et collègues qui sauront les compléter et en faire la matière à de nouveaux travaux. Je mets à disposition ces données, convaincue que la recherche est une aventure collective

Je vous remercie de votre attention.

Petrus Clerici, nuncius
AM Nice, AA5, fol. 135 – réduit

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Florie Varitille (10 octobre 2022). Florie Varitille – Discours inaugural de soutenance de thèse. Registres de délibérations urbains au Moyen Âge. Consulté le 13 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/tk6r


Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.